L’organisation radicale du vingt-et-unième siècle

By Yavor Tarinski

flat,800x800,070,f.u2La révolution n’est pas « montrer » la vie aux gens, mais les faire vivre. Une organisation révolutionnaire est obligée de rappeler à tout moment que son but n’est pas de faire entendre à ses adhérents les discours convaincants de leaders experts, mais de les faire parler eux-mêmes, pour parvenir, ou à tout le moins tendre, au même degré de participation.

Guy Debord 1

Aujourd’hui, nous constatons une profonde crise de représentation qui se reflète par des taux d’abstention toujours plus élevés lors des élections même dans des pays avec une participation électorale traditionnellement élevée, comme la Grèce. Les partis politiques à travers l’Europe qui remportent les élections rassemblent rarement assez de sièges pour gouverner seuls, et sont donc obligés de s’engager dans des coalitions instables pour former des gouvernements. Même les partis soi-disant radicaux, qui prétendent représenter les mouvements sociaux de masse de ces dernières années, ne semblent pas capables d’augmenter sensiblement leur base d’adhérents ou d’initier des mobilisations sociales durables à une grande échelle.

Cette crise de représentation affecte également les mouvements sociaux traditionnels. Les organisations idéologiques traditionnelles ne réussissent pas à augmenter leur base militante, et cèdent du terrain au contraire. De plus, les propositions qu’ils avancent ne représentent rarement plus qu’une reproduction des vieux modèles de pensée et d’actions et ils sont donc incapables d’interagir de manière adéquate face aux réalités contemporaines.

Les organisations radicales modernes qui œuvrent à une émancipation sociale devraient, par conséquent adopter des nouvelles façons de pensées et d’actions. Le terme ‘radical’ est utilisé ici comme changement radical significatif des formes dominantes d’idées politiques et le remplacement d’un ensemble de significations imaginaires par un autre, et non comme un point de référence à des torrents de sang ou de violence comme fins en eux-même. Nous pouvons distinguer au moins trois formes d’organisation qui sont les plus adéquates par rapport à la réalité actuelle: a) cartographier et renforcer les contre pouvoirs sociaux; b) adopter des schémas narratives dé-idéologisés; c) soulever la difficile question de gérer le pouvoir d’une manière non-hiérarchique…

Cartographier et renforcer les contre pouvoirs sociaux

Contrairement à cela, les nouveaux mouvements populaires ont adopté une approche tout à fait innovatrice: ils ont essayé de passer outre les intermédiaires capitalistes et les bureaucraties étatiques, ouvrant, à la place, des espaces pour l’interaction populaire susceptibles d’offrir des solutions concrètes aux problèmes quotidiens des gens, comme mettre en relation directe producteurs et consommateurs sous forme de systèmes de troc ou de réseaux solidaires. Cela a conduit à l’émergence de nombreuses structures nouvelles fondées sur la solidarité, la participation et la créativité. Un autre exemple est les assemblées délibératives qui sont apparues dans les parcs de grandes villes du monde entier durant les mobilisations de masse de 2011-12. Bien que l’élan ait été finalement perdu, ces pratiques ont démontré une créativité populaire que n’auraient pas pu exprimer une quelconque idéologie traditionnelle fondée principalement sur la résistance.

Dans un système qui désintègre rapidement la société en même temps qu’il se désintègre lui-même, l’accent mis par les luttes que mènent les mouvements sociaux devrait porter sur la construction et la proposition de structures alternatives durables, capables de changer concrètement la vie quotidienne des gens, plutôt que de seulement résister aux politiques imposées par les élites dirigeantes (mais sans abandonner complètement la résistance en tant que tactique importante).

Une organisation radicale moderne, tout en ne cessant pas de résister à des politiques injustes, devra mettre l’accent sur la création et la localisation de structures qui émergent au sein de la société et encourager leurs aspects de démocratie directe, de solidarité et de créativité. En outre, elle devra les relier à d’autres initiatives populaires, leur évitant ainsi d’être écrasées dans un environnement de cannibalisme social, tout en construisant en même temps un contre-pouvoir cohérent. Avec la création de tels réseaux de structures gérées collectivement, un nombre croissant de besoins humains seraient satisfaits et leur nature radicale de démocratie directe et de logique fondée sur la solidarité serait garantie par le soutien d’un mouvement politique. De cette façon, on pourrait essayer de transformer radicalement le temps de travail des participants, effacer les frontières entre travail et temps (passe-temps) libre et les intégrer dans un temps libre public.

Cette approche n’isolera pas ces initiatives de la société mais, au contraire, puisqu’elles sont issues de ses rangs, des liens forts subsisteront entre les deux. Cela contraste nettement avec les structures créées et gérées par des organisations traditionnelles marquées idéologiquement, qui considèrent la société comme peu éclairée et eux-mêmes comme des  » aspirants »enseignants, reproduisant ainsi inconsciemment la dichotomie existant entre « l’expert » et le « non-expert ».

L’adoption d’un schéma narratif dé-idéologisé

En raison de leur caractère idéologique, les organisations radicales traditionnelles ont tendance à adapter leur propre schéma narratif qui sont incompatibles et souvent même hostiles envers le reste de la société. Comme je l’ai décrit par ailleurs,cela a pour résultat une façon de penser et d’agir non contextuelle, qui empêche, ou du moins rend très difficile, les organisations politiques radicales d’interagir avec les gens, entraînant leur isolement.

Pour éviter cela, une nouvelle approche est nécessaire. Une approche qui va au-delà de l’idéologie, c’est à dire, au delà des dogmes et des identités. Cela serait utile de deux manières: la première, cela permettrait aux organisations radicales d’interagir avec des secteurs plus larges de la société. La seconde, cela permettrait une meilleure compréhension du monde moderne, puisque les idéologies traditionnelles ont été fondées sur les déterminations simplistes (prolétariat-communisme ou bourgeoisie-capitalisme), qui ne correspondent pas à la complexité de notre époque.

De nombreux militants expriment la crainte que, sans des identités idéologiques, leurs groupes politiques perdront leur cohésion, et resteront par conséquent, sans défense devant les efforts d’assimilation par les tenants du statut quo. Cela pourrait s’avérer juste si l’idéologie était retirée de l’équation sans que rien ne vienne prendre sa place. Mais cela ne doit pas être le cas: par dé-idéologisation, je ne suggère pas la suppression des idéaux et principes politiques, mais plutôt l’élimination des identités et dogmes imposés idéologiquement, qui créent des barrières entre mouvements politiques et société. Cela implique la création d’une culture radicale, fondées sur des principes politiques, ouverts à une large variété d’interactions sociétales.Enfin, si une émancipation sociale est possible, elle ne le sera qu’avec le consentement d’une majorité de la population. Le lien avec la société dans son ensemble devrait figurer parmi les premières priorités de tout groupe œuvrant à une rupture radicale avec l’ordre des choses contemporains. Selon ce mode de pensée, une organisation radicale ne peut se fonder que sur la démocratie directe.

La question du pouvoir

De nombreux militants expriment la crainte que, sans des identités idéologiques, leurs groupes politiques perdront leur cohésion, et resteront par conséquent, sans défense devant les efforts d’assimilation par les tenants du statut quo. Cela pourrait s’avérer juste si l’idéologie était retirée de l’équation sans que rien ne vienne prendre sa place. Mais cela ne doit pas être le cas: par « dé-idéologisation », je ne suggère pas la suppression des idéaux et principes politiques, mais plutôt l’élimination des identités et dogmes imposés idéologiquement, qui créent des barrières entre mouvements politiques et société. Cela implique la création d’une culture radicale 2, fondées sur des principes politiques, ouverts à une large variété d’interactions sociétales.Enfin, si une émancipation sociale est possible, elle ne le sera qu’avec le consentement d’une majorité de la population. Le lien avec la société dans son ensemble devrait figurer parmi les premières priorités de tout groupe œuvrant à une rupture radicale avec l’ordre des choses contemporains. Selon ce mode de pensée, une organisation radicale ne peut se fonder que sur la démocratie directe.

Un élément supplémentaire qui doit être pris en compte par les organisations radicales contemporaines est le rôle du pouvoir. Les mouvements radicaux traditionnels considéraient cette question d’au moins deux manières schématiques : soit le pouvoir doit être pris en s’accaparant l’appareil d’état et en établissant la dictature du prolétariat; soit le pouvoir doit être aboli totalement, ce qui a souvent pour résultat le rejet de toutes formes de lois et de normes. Alors, les personnes qui souhaitent s’engager dans l’action politique radicale sont souvent confrontés avec l’option d’une participation à des organisations de type totalitaire ou chaotique.

Aujourd’hui, nous voyons la nécessité d’un nouveau type de pouvoir qui devient de plus en plus proéminent dans différentes expressions de créativité populaire. Le paradigme des communs 3 en est un bon exemple. Tout en rejetant la centralisation bureaucratique de l’état et la barbarie impitoyable du marché capitaliste,les communs mettent constamment l’accent sur l’importance des normes, régulations et codes de procédure pénale qui constituent le pouvoir horizontal, car ceux-ci ne peuvent pas être ignorés par un individu ou groupe d’individu. Ce type de pouvoir s’exerce « du bas vers le haut »; c’est un type différent de pouvoir, défini en conscience par les individus concernés, à travers des processus démocratiques tels que les assemblées générales ou les forums et plate-formes en ligne. Dans un sens, il s’agit d’une forme d’auto-régulation.

Les organisation radicales contemporaines devraient tenir compte de cette aspiration à la fois sur le plan théorique et pratique.D’un côté, elles devraient oeuvrer pour des auto-institutions ; doter leurs structures et processus d’attributs institutionnels. Par exemple, les instances de prises de décisions, comme les assemblées générales, devraient jouer le rôle d’institutions, à travers lesquelles le groupe exprime sa volonté collective sous forme de pouvoir concret, et non seulement d’un dispositif semi-formel de coordination entre des volontaires disposant de temps libres. En même temps, la question devrait s’exprimer à un niveau plus théorique afin d’encourager les réflexions pour résoudre les questions contemporaines d’importance cruciale, ce qui, au sein des organisations radicales, pourrait aussi contribuer à surmonter leur abstractions théoriques et développer des propositions plus concrètes et actuelles. Par exemple, différentes questions, comme le stockage des combustibles polluants dans le sol, demande plus qu’un chœur unanime et des vœux pieux. Alors, un défi difficile pour les organisations radicales contemporaines sera de formuler des propositions sur la manière dont aucun individu ou groupe ne pourra violer les accords exprimés par la majorité de la société, sans perdre l’aspect participatif et l’autonomie individuelle et sombrer dans le totalitarisme.

Conclusion

Avec des mobilisations populaires de masse, toujours plus fréquentes, durant ces dernières années, la décentralisation des technologies modernes mettant en relation un nombre toujours croissant de personnes et permettant (pour l’instant) une expression libre et non censurée de la créativité individuelle et collective, avec les échanges culturels causés par les migrations de masse et autres phénomènes de la contemporanéité moderne, la question du rôle des organisations radicales revêt une importance cruciale. Même si nous avons constaté une recrudescence des actions populaires durant cs dernières années, celles-ci n’ont pas réussi à produire des formes solides et durables de contre-pouvoirs. Par conséquent, les mouvements sociaux de masse pourraient tirer de nombreux bénéfices des radicaux expérimentés, en théorie et en pratique, si ces derniers ont la volonté d’abandonner la « sécurité » de leur idéologie et de plonger courageusement dans les affaires publiques.

Si nous voulons tirer le maximum de la prochaine vague de révolte populaire, probablement causée par une nouvelle série de mesures d’austérités, par plus de promesses non tenues de la part des gouvernements, par l’insatisfaction populaire envers le mode de vie actuel exclusivement consumériste ou même par l’impuissance de la gauche à dépasser son mode de pensée traditionnel et à relever efficacement les défis de notre contemporanéité, les organisations radicales devront adopter des pratiques qui rendront leur discours et leurs actes plus compréhensibles et plus proches des gens ordinaires. Et mieux encore, cela pourrait éventuellement ouvrir de nouveaux horizons pour la création d’un nouvel ensemble de significations qui pourraient remplacer le système existant, dans lequel il est difficile de préserver la société d’une complète désintégration.

1. NDA Debord, Guy: For a Revolutionary Judgment of Art (1961). NDT Pour un jugement révolutionaire de l’art

2.NDT Voir à ce sujet « Au-delà de l’idéologie » du même auteur

3.NDT Cette notion de culture est un des sujets polémiques entre « tendances » anarchistes. Voir par exemple The Two Main Trends in Anarchism Alternate Tendencies of Anarchism par Wayne Price, une critique du livre Anarchy Alive de Uri Gordon.

4. NDT Au sens d’un système le plus ouvert possible avec, au centre, une ou plusieurs ressources partagées, gérées collectivement par une communauté. Voir de Yavor Beyond Economism: The Prospect of the Commons

Source: Racines er Branches

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